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JOURNAL D'UN TRISSU>

Montbéliard...

« Épinal dans les Vosges !... » - « Montbéliard dans le Doubs !... », s'amusaient à
clamer les gosses de la place Saint-Martin, parodiant un chef de train annonçant
l'arrivée... Montbéliard est bien dans le département du Doubs qui n'y passe pas. Un
affluent : l'Allan, qui y rencontre « la Lizaine » qu'à Montbéliard on appelle « la
Luzine », se joint au Doubs à quelques kilomètres de la ville, déjà terre étrangère bien
que faisant partie du « Pays » (de Montbéliard), comme sont désignés tous les environs
de la frontière suisse (16 km) à Belfort (18 km), à Héricourt en Haute-Saône (ll km). On
disait « salut Pays ! » à un copain sans surnom, ce qui est plutôt rare, carla tendance très
marquée au Pays est d'infliger des surnoms, soit aux villes soit à leurs habitants : les
« Teufions » ceux d'Héricourt, ceux d'Audincourt les « Croqueraves », ceux de
Montbéliard les « Trissus »... La « Trisse » (nisser : couler, fuir / se hisser : se sauver.
s'enfuir / trissez-vous ! : foutez le camp !), c'est la colique apportée par les eaux de
source venues du Bois du Parc par la plaine où coule la Luzine.

Donc je suis « Trissu », un vrai, puisque né au coeur de la ville au 31, place Saint-
Martin, dans la maison d'allure alsacienne qui est l'ancienne « Auberge de la
Couronne », offerte en dot à ma mère par mon grand-père, Jules Bourcart, d'origine
suisse-alsacienne (de Guebvillers dans le Haut-Rhin, avec attaches à Bâle, alors que ma
grand-mère maternelle était Clotilde, de père Suisse - une famille Veveysanne - et de
mère alsacienne, fille de Jean Dollfus de Mulhouse, où mon arrière grand-père, sorti de
l'École Centrale au titre des auditeurs étrangers, était ingénieur chez Dollfus Mieg).

C'est la guerre de 70 qui fut responsable de l'installation à Montbéliard d'une
filature et tissage « Bourcart », sous la conduite d'abord de Jean-Jacques Bourcart, puis à
sa mort (par accident de cheval rue de Belfort : son cheval prit peur et lui fracassa la tête
contre une voûte où il cherchait à s'engager), celle de son frère Jules - mon grand-père -
revenu de Paris, où il servait de secrétaire à son oncle et parrain, Jules Grosjean (alors
chef de service à l'Intérieur), dont la fille « cousine Mique » devint ma marraine, car mon
grand-père avait été amoureux d'elle quand Jules Grosjean était devenu Préfet de Colmar,
avant de s'établir à Montbéliard où une rue porte son nom (route d'Allondans, derrière son
ancienne propriété passée aux héritiers Marti, mes cousins).

Côté paternel, les TUEFFERD qui, il y a quelques siècles, s'était écrit
TEUFFERD (de Teuffel et Pferd, traduction : cheval du diable), étaient arrivés de Suisse
(Meiringen, à côté de Zermatt, au pied du Cervin) pour échapper aux persécutions
religieuses, car ils avaient embrassé les idées de Luther. Beaucoup s'étaient réfugiés à
Montbéliard, qui appartenait alors aux Ducs de Wurtemberg par héritage maternel (Ducs
de Bourgogne). Montbéliard ne fut rattachée à la France que sous la révolution. (J'en
passe... toutes les anecdotes à ce sujet sont dans les livres publiés sur « le Pays »).

Les TUEFFERD s'installent donc derrière Saint-Martin, dans la maison que l'on
désignait sous leur nom, derrière « l'église » comme l'appelaient les Luthériens à
l'époque. Ce n'est que beaucoup plus tard que l'église devint « Temple », lorsque les
catholiques, patronnés par l'évêché de Besançon, s'introduirent au Pays.

Mon grand-père Tuefferd m'a raconté comment des prêcheurs venus à pied de
Besançon furent reçus à coups de pierres sur la route de Bavans par les gens du Pays.

Quand j'étais gosse, on disait encore « jouer derrière l'église », mais il fallait
parler des cloches de l'église « Catholique » qui, entendues de la place Saint-Martin,
annonçaient la pluie (vent d'ouest); le vent d'est - la « Bise » - amenait un froid souvent
glaciaL

Du haut de la « Citadelle», ce quartier de la ville où mon grand-père Tuefferd
m'emmenait me promener, on découvrait tous les environs jusqu'au mont Lomont et, par
quelquefois tres beau temps, jusqu'au mont Chasseral couronné de neige. C'est beaucoup
à ces promenades que je dois certains des souvenirs relatés en fait par mon grand-père,
qui marchait tous les jours des kilomètres... Pendant la guerre de 14, il lui était arrivé
d'aller à pied voir des malades à Pont de Roide... (18 km). Il marchait avec une canne, à
un pas régulier et lent, qui sans doute favorisait ses pensées. J'adorais ces marches où il
racontait...

Il s'était destiné à la médecine utilitaire et avait participé à la campagne d'Algérie.
La fin de son père que l'on avait dû intemer le fit rentrer au Pays, et c'est alors qu'il
épousa Marie-Fanny Maeler, une des 4 filles du notaire d'Héricourt qui, très intègre,
avait abandonné une profession qu'il disait être celle de « profiteurs ». Trés religieux, il
en avait été choqué. C'est par les Macler que les Tuefferd sont apparentés à la famille
Henri Peugeot (mon parrain) et aux Bretegnier, dont la femme de Jean Bretegnier était
une Marchegais de Vendée... mariage arrangé par ma tante, Marthe Henri Peugeot, avec
l'aide d'une grande « marieuse » de Beaucourt : Madame de la Chesnay, d'origine Japy.
et très amie de ma mère avec laquelle elle avait été, je crois, en pension à Paris. Ma mère
avait été envoyée à Paris pour la soustraire à son amour juvénile d'un voisin, Étienne
Oehmichen, qui est devenu l'un des inventeurs de l'hélicoptère, faisant voler ses
maquettes sur le terrain d'Arbouhans. Il habitait alors avec sa femme, que nous appelions
tante Geneviève (lui était devenu oncle Étienne), à Valentigney. Elle était née Maynard.
Ils eurent finalement un fils - après plusieurs essais malheureux, ai-je compris - nommé
Étienne lui aussi, il était affectueuement devenu « Tiny » (en anglais : « minuscule ») car
il ne fut jamais très grand. Malgré notre différence d'âge (de 2 ans), nous sommes
devenus très amis par dessus la clôture qui séparait les maisons de nos deux grand-
méres. celle de ma grand-mère. cette « villa Bagatelle » dont ce nom donné par mon
grand-père Bourcart était honni dans ma famille, et celle de sa grand-mère, née Paint, -
rapidement désignée « maison Pairat ».

Tiny et moi restâmes amis, mais étant plus âgé que moi, il sortit du collège Cuvier
plus tôt. Entré à Polytechnique, il en sortit dans « la botte », et je repris contact à la
Libération. C'est lui qui, m'ayant retrouvé à Paris sous le feu d'accusations mensongères
de « collabos » pétainistes, appuya ma candidature à cette mission au Sahara organisée
par le commissariat au tourisme. Je compris que Tiny mourrut au Maroc, commandant d'artillerie,
d'une lésion attrapée au cours de ses recherches scientifiques sur les transmissions. Il s'était
marié avec une jeune fille dont les parents habitaient Mulhouse (je crois)...

Cette « maison Pairat » fut (je crois toujours !...) achetée par les Rossel jeunes,
dont la propriété située en face de « la Citadelle » à hauteur de la maison du jardinier, fut
par la suite achetée par Bernard, le pharmacien, dont la fille, Margot, devint vite la
dulcinée de son voisin Tiny... Il l'accompagnait au collège de jeunes filles muni d'un
pistolet à bouchon caché sous sa pèlerine, et dont il menaçait les gêneurs qui quelquefois
s'embusquaient derrière un des battants de notre portail, place Saint-Martin.


J 'aimais beaucoup Tiny et passais de bons moments chez lui, à Valentigney, car
son père avait un contrat de fabrications mécaniques avec une maison de jouets à Paris :
camions, tanks, nous occupaient des heures durant. Ces occupations différaient de celles
que m'offrait mon parrain, où j'étais souvent invité à passer l'après-midi. Mais, sans
personne de mon âge, je devais me rabattre sur les collections de billes (superbes agates),
dont je ne pus m'empêcher d'en mettre en cachette une dans ma poche... j'en ai encore
honte quelques soixante-quinze ans plus tard. Je l'admirais tous les soirs sur la petite
étagère où s'entassaient mes trésors, beaucoup de cadeaux reçus lors de ma maladie qui
me tint 3 mois au lit, lorsque j'avais 5 ans... On n'a jamais su à l'époque ce que j'avais,
on soupçonne aujourd'hui des adhérences. Je hurlais, et connne on était en été,
mes copains me dirent pouvoir m'entendre sur la place Saint-Martin Convalescent, maigre et
voûté, je passais plusieurs semaines allongé, marchais avec une canne, mais pus
recommencer mes classes en octobre. Caprice d'enfant malade, désespérée. ma mère
accepta même de prendre ma place dans mon lit d'enfant, ce que je lui avais demandé,
croyant qu'elle enlèverait cet horrible mal..

C'était la grande guerre, et mon père blessé a « la Marne» en Septembre 1914
avait été soigné d'abord en Bretagne où ma mère put aller le voir, puis fut muté à Lons-
le-Saulnier et Belfort. C'est de là qu'il vint me voir plusieurs fois à bicyclette, avec sur
son porte-bagages une miche de pain blanc, comme on les distribuait à l'armée, alors que
les civils étaient réduits à une portion congrue de « pain gris ».

J 'avais un grand copain, Jean Ledogard, dont le père était alors sous-directeur à la
banque de Mulhouse qui est devenue le C.C.F. 27, place St M... J'ai beaucoup joué sur
les pelouses du jardin de cette banque, plus tard avec « le » Dédé Pechin, fils du directeur
de la banque, et avec la fille du gardien. Nous jouions tard le soir en été, pendant que mes
parents prenaient le frais sur les chaises, sorties de la banque sur le trottoir, et taillaient
leurs bavettes politiques et autres... Le jeu en vigueur était la « cachade » autour du
temple, où l'on « beullait » en attendant que les minutes accordées à ceux qui se
cachaient aient passé. Les jeux finissaient vers 9h 15 à la nuit tombante.

Mon vélo m'arriva à 4 ans 1/2... j'avais horreur du mot... pour moi, c'était « ma
bécane»... Elle avait appartenu à mon frère, et je m'en servis plusieurs années jusqu'à ce
que, devenue trop petite. je m'en achetais une autre avec mes économies placées à la
Caisse d'Epargne. Celle-ci était à deux pas et c'était toujours intéressant d'y aller, car les
notabilités qui contrôlaient les opérations, trop peu nombreuses à l'époque, s'embêtaient
connue des rats morts et passaient une grande partie de leur temps à la fenêtre. Me voyant
arriver, ils venaient au guichet parler à « Tuefferd », s'informant de mes faits et gestes...
A part mon grand-père et « cousin Samuel » (Marti), mon notable favori était le
pharmacien Ferrand chez lequel je parlais les ordonnances de mon père, et qui me
donnais toujours des boules de gomme...

Ma bécane, c'était la liberté. Elle me fit connaître la ville et ses environs, et
j'adorais monter les rudes côtes menant à « la Citadelle , aux grands jardins ou à la petite
Hollande », derrière le canal. Plus tard, j'allais très loin, le Lomont, St Hippolyte, Delle
par Beaucourt etc... J'étais généralement seul, certains de mes copains voulaient se
joindre à moi qui les trouvais une encombre, surtout Jacques Pfister, qui un jour prit son
guidon dans le mien et provoqua une chute qui lui valut un genou abîmé pendant
plusieurs semaines. Pendant mes années parisiennes, quand je travaillais chez Grenier, je
sortais dans Paris sur ma bécane, zigzaguant parmi les voitures à la façon des porteurs de
journaux de l'époque. Le dimanche m'entraînaît très loin, Chantilly, Chartres, souvent
Versailles chez les Blumer qui m'aimaient bien, et me faisaient toujours mon dessert
favori : la « torche aux marrons »... (Ce l'est toujours). J'ai toujours été très, presque trop
gourmand comme d'ailleurs tout le monde dans la famille. Notre tante Emma le savait
bien qui, lorsqu'elle venait à la banque, s'arrêtait chez nous et me donnait 5 francs pour
aller acheter des gâteaux, de préférence chez Meidinger, où la pâtissière m'aimait
beaucoup. Mes favoris : les « Linzer », tartes et éclairs au chocolat... J'ai toujours
souffert du manque de réelles pâtisseries aux Etats-Unis, à part New York où il y a une
très bonne pâtisserie française. Pendant que je parle de la « bouffe », je préfère le lapin au
poulet, l'oie (aux marrons et choux de Bruxelles) au canard. Je n'ai jamais bu de vin
jusqu'à 21 ans... Lorsque j'étais caporal d'ordinaire au Kef en Tunisie, il ne manquait
jamais de volontaires pour aspirer sur le tuyau de caoutchouc qui reliait le tonneau au
pichet de l'homme de corvée.

Je m'étais engagé, à ma sortie de « Math-elem » au lycée Louis Le Grand à Paris,
pour me libérer de mon service militaire. Choisissant la Tunisie qui était « territoire
d'opérations extérieures », je ne fis que 10 mois et 1/2 en cumulant mes permissions en
fin de service. Pourquoi ce 4ème Zouaves en Tunisie ? La Tunisie m'avait plu lorsque j'y
étais allé voir mon frère qui faisait son service comme toubib dans un camp, à côté de
Hammamet où il se fit plusieurs amis dans la communauté anglo-américaine éclectique
qui y assouvissait ses passions... Ni mon frère ni moi n'eûmes à souffrir d'offensives.
excepté pour ces coups furtifs frappés à la porte de ma chambre (heureusement fermée à
clé). Me doutant et reconnaissant le coupable à son accent feutré à travers la cloison, je
lui recommandais d'aller rejoindre sa femme et ne fus jamais incommodé depuis. Ce
genre d'attaque m'arriva encore deux fois dans ma jeunesse : d'abord dans ma compagnie
au 4ème Zouaves, quand un sergent pied-noir originaire d'Oran essaya de me mettre « la
main au pot », sachant que je passais mes permissions de fin de semaine à Hammamet...
puis beaucoup plus tard, à Paris, au Casino de Paris où le rédacteur en chef de Vogue
m'avait envoyé faire des photos de Joséphine Baker... Je m'en tirais sans esclandre en
accélérant ma sortie de son bureau, ayant décidé que l'ignorer était préférable à lui
donner un mauvais coup.

Tous les matins, mon premier travail était de filler à la gare chercher à la librairie le
journal « Le Temps » mis de côté pour mon père, médecin, qui le lisait à son petit
déjeuner qu'il prenait avant de descendre à très exactement 8 heures, à sa consultation. Il
y avait toujours entre 10 à 20 personnes à l'attendre. A 10 heures, il partait pour l'hôpital
dont il était l'un des médecins traitants et le chirurgien, jusqu'à ce qu'arrive de Paris un
ancien interne patronné par les Catholiques, bien qu'aucun des Tuefferd, père ou fils,
n'ait jamais été sectaire... Signe des temps... Mon copain Ledogard était catholique, et je
le voyais quelquefois, enfant de choeur costumé, passer sous nos fenêtres et portant la
croix jusqu'au cimetière. Je n'ai jamais raté une visite au cimetière, réfléchissant et
posant des questions sur les noms des tombes dans notre concession entourée de rampes
de fer forgé, au pied d'un mur couvert de lierre. Mon plaisir était de gratter la mousse
incrustée dans les noms gravés. Au retour nous nous arrêtions chez le gardien, qui
recevait un pécule pour l'entretien de la concession...

Il fallait attendre quelquefois 20 mn ou plus au passage à niveau, dues à des
manoeuvres de trains de marchandises, qui à la gare lâchaient leurs wagons un par un sur
les voies où ils prenaient leur direction de destination finale. Même les enterrements
devaient attendre. Une passerelle pour piétons n'arriva que beaucoup plus tard. Sur le
chemin se trouvait une barrière de rochers, dans lesquels une faille laissait deviner une
forme chevaline que j'avais baptisée « le cheval de Jeanne d'Arc », car je lui trouvais
ressemblance avec celui de l'héroïne qui avait ma passion.

En face de la maison de mon grand-père Tuefferd était la maison Breuleut qui,
grand fumeur de pipe, passait des heures à la fenêtre du rez-de-chaussée avec mon grand-
père, ou en été, allait bavarder sur le trottoir de la « mère » Morel, la veuve agée d'un
agent d'assurances. J'allais souvent lui dire bonsoir car de fortes odeurs de pastilles
noires de « petit jus » m'appelaient, sachant que j'y aurais droit, sinon de sa main, de
celle de sa bonne « la grosse Hélène », toujours habillée de bleu. Sa robe très ample lui
traînait aux pieds, surmontée d'un tablier bleu lui aussi, qui avait 2 poches dont l'une
contenait une boîte de réglisses « Florent ». Madame Morel était la belle-mère d'Édouard
Sahler dont nous étions vaguement parents, un ancêtre Tuefferd ayant épousé une Sahler.
Du mariage d'Édouard et de la fille Morel, smnommée « poire-belette » - prononcer
« blette » - naquit un fils qui finit mal. Il était fort beau garçon, excellent patineur en
hiver sur l'Allan, et avait épousé la fille du pâtissier Morel de Belfort (aucune relation
avec sa grand-mère). À la Libération, il fut « descendu » pour avoir dénoncé des
résistants pendant l'occupation. L'histoire me fut contrée par « Fifi », mon copain de
guerre en Alsace qui était pâtissier à Beaucourt, et auquel je servais de boîte aux lettres
avec ses copains résistants de Paris... Notre « couverture » était son trafic de tabac de
contrebande avec la Suisse, dont il était à deux pas. Non seulement je n'ai jamais manqué
de tabac, mais j'en ai fait profiter les amis, dont René Servant, le grand-père de
Catherine, à qui je donnais le « gris » reçu contre mes coupons, et conservant le Suisse
parfumé pour mon usage personnel.

Sur la place, entre la maison de mon grand-père et la maison Morel, se trouvait le
café Peter, dont le propriétaire était aussi garde-champêtre; sa très belle fille, à l'armistice
de 1918, personnifia l'Alsace au théâtre de la ville dans un superbe costume authentique
qui appartenait à sa mère. J 'étais dans l'audience, très impressionné quand elle brandit le
drapeau tricolore, le pied sur un faux soldat allemand; on disait « boche » à l'époque.
L'autre garde-champêtre était un grand diable maigre, à la tête de travers sur un long cou.

Il était également appariteur municipal, battant le rappel aux coins de la ville avec des
roulements de tambour. À la fin de la guerre, il passa la main à notre voisin d'en face, le
filleul de « la mère Morel »... René Meyer, dit « Teu-Teu ». Celui-ci, entreprenant et
ambitieux, devint rapidement la coqueluche de la ville, en remplaçant le tambour par un
clairon (il avait fait partie de la « clique », fanfare du 21ème bataillon de chasseurs), et se
nantit d'une bicyclette pour gagner du temps. Sans un sou à sa démobilisation, il avait
emprunté 300 francs à sa marraine et lui rendit 3 mois plus tard.. Après quelques mois, il
épousa la veuve d'un épicier de la Place de la poste, et ouvrit un commerce en face de
chez nous, rue d'Héricourt. Il y vivait également avec ses deux belles filles. Il eut un fils
appelé René lui aussi. Mais il prit véritablement son essor le jour où il acheta une
voiture... Pour commencer, une 3 places « en trèfle » Citroën qu'il garait au-desous de
ma fenêtre. En plus des « pochettes ou cornets surprises » que ma soeur achetait à crédit
avec sa copine Geneviève Cuvier, il vendait des journaux et fit campagne pour « le
Matin » auquel le « Petit Parisien » avait déclaré la guerre (!). Il forma un groupe d'une
dizaine de jeunes qu'il faisait chanter aux coins de rues, en réponse à une autre bande
rivale... « viens poupoule... viens poupoule ! etc... ».

Plus tard, il troqua sa petite « trèfle » pour une 4 places qu'il munit de haut-
parleurs, et commença à faire le taxi parmi les quelques dix concurrents qui étaient réunis
Place de la gare.

Grande concurrence entre Citroën et, naturellement, Peugeot... Il y avait les
Maillard père et fils (Citroën), dont le fils avait travaillé pour Baignier de la route de
Sochaux, représentant Citroën en Indochine et Gindrat (du café), le premier avec une
Peugeot.

« Teu-Teu » logeait au premier avec sa famille, et au-dessus vivait un couple avec
2 enfants... Curieux comme je l'étais et comme ils n'avaient pas de rideaux aux fenêtres,
j'observais à travers les lamelles de nos volets, et pouvais voir les filles se mettre au lit ou
la femme de l'étage supérieur cherchant ses puces sous sa chemise... Je ne m'en suis
jamais vanté évidemment, et n'ai pas appris grand chose à ce petit jeu.

A côté de « Teu-Teu » se trouvait le café Rondot, où les propriétaires avaient un
gosse avec lequel on m'avait interdit de jouer car, disait-on, il avait des poux... d'ailleurs,
il n'était pas le seul, car ma jeune soeur en attrapa à l'école et donc il fallut éliminer les
oeufs en lui frottant le crâne avec de la « teinture de Sévadille »... bien qu'on lui fit porter
les cheveux très courts... Je n'en eus jamais, même au régiment où par contre, j'attrapais
des punaises durant ma première nuit, au point que le lendemain, bouffi jusqu'aux
paupières, je ne pouvais voir à plus d'1 mètre de hauteur pendant plusieurs jours, mais
cela me vaccina et je n'en ai jamais plus eu !

Mon père n'aimait pas les chats, et avec ma mère qui partageait sa haine (car ils
guettent les oiseaux), ils avaient l'habitude d'arroser les chats du voisin lorsqu'ils les
surprenaient derrière la cuisine. Dégoûté, un jour on me fit retourner un pot de peinture
verte sur le chat de nos voisins Rossel... C'était le chat de leur gouvernante, qui était fille
du garde-chasse de mon gand-père Bourcart !... Ce fut un drame dont j'eus longtemps à
souffrir. C'était autre chose avec les chiens, dont nous en eûmes plusieurs avec plus ou
moins de chance.

Mon père était assez cynique. Je me souviens de ce jour où, alors que nous
passions en voiture, il aperçut le mari d'une des libraires et lâcha un : « Voilà le
cocu »... Mon père était un vieil habitué de l'arrière-boutique... je me demandais « si... »,
car un jour la libraire en question, pour une curieuse raison, m'avait dit que j'étais beau
garçon « moi aussi », quoique « d'ailleurs, tous les enfants du docteur sont beaux
garçons »... J'en vins à trouver à son fils une certaine ressemblance... La maison était
voisine de celle de mon grand-père Tuefferd, et mon père, rentrant de Paris où il était
externe, y resta quelques années avant d'épouser ma mère. J.P. (Jean-Pierre, mon frère
aîné) avait horreur d'aller chez cette libraire à laquelle il préférait l'une ou l'autre des
veuves dont l'une avait un fils de son âge. Il acheta un jour une boîte de « crayolors » qui
se brisèrent tous au sol lorsque la mère Pélot ouvrit leur boîte à glissière sans se rendre
compte de son erreur !...

Notre cour de devant la maison avec la moitié de son portail de bois toujours à
demi ouvert, le petit jardin attenant protégé des regards de la rue par le lierre et sa petite
haie de romarins, furent toujours une attraction pour les gens pressés en mal de
vespasienne (ou pire...), ceux qui ne pouvaient pas attendre, hommes ou même femmes,
car les édicules placés dans les recoins de la mairie étaient souvent bouchés. La
« Joséphine » était une habituée, remontant sa jupe qui traînait derrière elle et, sans gêne
aucune, arrosant ou « laissant sa carte ». De plus, elle venait s'y réfugier quand des
gamins lui couraient après. Elle n'était pas timide et s'est souvent attaquée à moi avec des
questions. Par exemple, le jour du mariage d'Annie - un grand événement qui avait réuni
toute la « gentry » du Pays avec plus d'une centaine de voitures parquées autour de la
place et derrière le temple plein à craquer - la « Joséphine » m'apostropha pour savoir ce
qui se passait, car on m'avait placé à la porte pour diriger les chauffeurs à casquette sur le
café Peter, où ils pouvaient se rincer aux frais de la princesse; je l'envoyais à l'église...
catholique. Au fait pendant la cérémonie religieuse, je la retrouvais, pas si folle, sur un
des bancs à l'intérieur de Saint-Martin, et elle plaça un gros bouton noir dans l'escarcelle
de ma cavalière, Monique Burnat, que l'on m'avait attribuée à cause de ma grande taille,
malgré nos cinq ans de différence. C'est au mariage d'Annie que Monique rencontra
Roger Dietsch (sa future femme) qu'il ne quitta pas d'une semelle, évitant même la foule
répartie sur 3 étages de la maison et partageant leur dîner, que j'allais leur servir sur les
marches de pierre de la tour de l'escalier à l'entrée du grenier !

Les jours de marché, les samedis grand marché, « petit » les mardis, la foule était
dense. Les vendeurs habituels avaient leur place attitrée, et Mr. Nicolas passait encaisser -
pour la ville leur droit de vendre. Il y avait seulement 3 ou 4 « étais », le reste étant
surtout des femmes venues des environs avec leurs paniers d'osier, beaucoup d'entre elles
âgées et coiffées d'un « bonnet à diairis » blanc qui fait partie du vieux costume du pays -
le diairi noir en velours ou soie, brodé et rehaussé de perles, longs rubans flottant sur le
cou jusqu'aux épaules, était cérémonieux. Le plus grand étai appartenait à un marchand
de fromages de Chagey, en Haute-Saône, derrière Héricourt. Il venait dans une voiture
genre berline de livraison tirée par 2 chevaux, et qu'il garait à proximité. L'odeur de ses
« petits puants », comme les appelait mon père, se répandait jusqu'à la maison. Ces
marchés s'étalaient jusqu'à la rue des Granges (plus tard Clémenceau) où s'installaient
les quelques maraîchers des environs, en plus des paysans avec fruits et légumes de
saison. Ces jours là, tous les cafés du coin faisaient de grosses affaires avec les hommes,
pendant que leurs femmes bossaient (quoi de changé ?...)

A la saison des champignons, c'était Émile Blazer qui était chargé du contrôle (par
la ville), Émile au grand chapeau, expert, voyageur, capitaine des pompiers (volontaires à
l'époque), marchand de souvenirs, toujours souriant... Il passait souvent dans notre cour
et, sachant ma mère à la cuisine, revenant de son jardin il lui offrait salade ou poireaux...
Il l'appelait Marianne, à la différence du marchand de peaux de lapin « Coby » - le
grand-père de la copine de Marie-Rose : Simone Lévy - qui s'époumonait sous les
fenêtres de la cuisine, coiffé d'une toque noire et chaussé de gros sabots claquant sur les
pavés : « mam' Tuefferd, mam' Tuefferd, y a pas d'peaux de lapins ?... » (rarement il y
en avait, mais il s'arrêtait chaque semaine).

Notre voisine, la vieille madame Rossel, habitait dans la petite partie de
l'immeuble qui est au fond de la cour. Sa fille Madeleine, grande amie de ma mère dont
elle avait épousé un lointain cousin, Paul Schlumberger, qui habitait Épinal où il était
représentant de textiles mulhousiens; mais ils venaient passer les vacances dans la partie
mitoyenne de l'immeuble où, au plus proche de la rue d'Héricourt, venaient de Tunisie
les Francois Rossel, François était très ami avec mon père. Sa femme était de Paris.
Madeleine Schlumberger-Rossel, comme « Féfé » son frère, était très musicierme. Sa fille
aussi, Jacqueline, qui plus tard épousa un pianiste. On les appelait tous « les Schloums »...
Tous les étés, Madeleine Schlumberger-Rossel organisait les mardis des
soirées musicales où « Schumann » tenait la plus grande place. Au violon était Mimi
Oehmichen, une des filles du général, frère d'Étienne, l'autre « Bébé », tournant les
pages, et au violoncelle Marianne Parrand. Les Oehmichen passaient leurs vacances dans
la maison Weissgerber avec leur mère, Suzanne (grande amie de ma mère), qui avait
épousé le général Oehmichen, oncle de Tiny. Ces soirées étaient l'occasion d'agapes où
les petits fours et les dattes fourrées à la pistache ne résistaient pas. C'était aussi des
occasions de flirt entre les garçons Marti et les filles, flirts qui se prolongeaient au tennis
à « Fleurs d' Épine ». C'est là que jouait J.P... Ces filles, « Bébé » surtout, fouillaient les
poches des vestes des garçons qui jouaient en bras de chemise... JP., dégoûté, un jour
installa dans son portefeuille un anneau de métal remonté par un élastique qui se
déclencha avec un bruit de crécelle ! J'avais bien rigolé ! « Kiki » Oehmichen, leur frère,
avait un copain venu de Paris... De teint bronzé, mon père le dénomma « Cacao »...

Cette maison Weissgerber était située sur la route d'Héricourt, au pied du collège
de jeunes filles baptisé « Edith Canell » pendant la guerre, en honneur à cette martyre de
l'occupation allemande en Belgique. Sa directrice, Melle Rousset, et son amie intime
Melle Peuteuil de Besançon, s'étaient « intéressées » à la tête plutôt garçonne de Francine
à l'époque... un évènement qui, ajouté à des amitiés que les parents réprouvaient, fit qu'à
14 ans on envoya Francine en pension à Paris pour lui faire apprendre la reliure... C'était
moi qui la sortait dans le milieu où Gérald Kelly nous avait introduits, J .P. et moi.

La reliure, qui fit de Francine une artiste expert artisanal de tout premier ordre,
mais qui posa alors le problème du professeur toqué de son élève... Avec sa coiffure à la
garçonne, Marcel Junot, ce genevois copain de J.P. à Strasbourg, en avait fait lui aussi
une idole, disant qu'elle ressemblait à Joséphine Baker. De Paris, on la fit rentrer à la
maison où la reliure fut sa passion, jusqu'au jour où elle découvrit l'aviation. Elle était
tombée malade, un poumon légèrement touché. J.P. suggéra de la faire monter à haute
altitude dans une carlingue ouverte. Le résultat fut excellent, seulement Francine devint
fanatique et passait son temps à Arbouans... C'est sur ce terrain qu'elle fit connaissance
de Jean Roudet, fils de l'entrepreneur d'Audincourt, son futur mari. Très bon pilote, elle
participa même à la course du circuit de l'Est. Son moteur ayant chauffé par suite d'un
défaut de graissage, elle se trouva en perte de vitesse jusqu'à ce qu'il « reprenne » à
hauteur de la cime des sapins vosgiens et, ayant eu la peur de sa vie, abandonna
l'aviation...

D'ailleurs la guerre arrivait, et J.P. et elle vendirent leur Caudron juste avant sa
réquisition. Pendant l'occupation, Francine s'occupa des enfants pour la Croix-rouge, et
en fit passer en Suisse où elle les conduisait par camions pleins. C'est ainsi qu'elle put
cacher Jean dans l'un d'eux et le faire passer en Suisse, car ses copains résistants et lui
étaient menacés d'attestation, m'avait dévoilé un brave type de Montbéliard. Donc Jean
passa en Suisse, en ressortit par Besançon où il s'engagea comme dentiste dans l'armée
de De Lattre de Tassigny, dont il soigna les dents avant que celui-ci ne parte pour
l'Indochine.

Au terrain d'Arbouans se trouvait Chouffet, un pilote originaire de Montécheroux.
Passionné, il avait répondu à une annonce qui cherchait des candidats pour des relevés de
cadastre au Canada, payés au km².. Montant le plus haut possible pour faire le plus
d'argent possible, il avait eu une oreille gelée et mâchonnait régulièrement pour endormir
ce mal musculaire d'une oreille. Il avait un très bon sens de l'humour... Il fit à la veille de
la guerre le relevé aérien des bords du Rhin, côté allemand, pour le 2ème bureau du
ministère de la guerre, et il logeait chez moi, rue du Bac. Il fut arrêté par les Allemands
alors qu'il passait en Suisse, cousu de pièces d'or... C'est son amie qui le sauva en
« acceptant » le boche qui lui faisait la cour sans succès. Après cette alerte, il finit cette
période fabriquant du charbon de bois, très demandé pour les camions à gazogène, près
de Grenoble. Il me raconta aussi en rigolant que rentrant d'un de ses petits voyages, un
type effaré l'avait pris pour un fantôme car il faisait partie de ceux qui, le croyant
« collabo », l'avaient descendu et foutu dans un puits... une histoire comme il s'en passa
trop à cette époque. Il ne savait pas qui avait pu être son très aimable sosie. Comme
Chouffet avait presque 10 ans de plus que moi, il a dû mourir il y a longtemps.

C'est encore à Arbouans que se tua un ferblantier mécanicien nommé Bourquin,
que je connaissais par son copain Troncins, le gendre d'Albert Meynent avec qui il taillait
des bavettes dans l'atelier tout en le regardant ajuster des pièces. Bouquin avait acheté
les plans vendus au public et construit un « pou du ciel », le plus petit des avions connus.
L'avion se retourna en plein vol, ce qui était déjà arrivé à d'autres « poux », avec même
des pilotes plus confirmés que Bourquin, qui était novice. Les « poux » furent interdits
par la commission qui accordait droit de vol.

Toujours à Arbouans, je rencontrais Henri Schwander, le « Janhi », un ancien as
de 14-18 qui avait eu le privilège d'être « descendu » par Von Richtoffen en Alsace, et
avait été enfermé à Mulhouse dans une cage du jardin zoologique ! Il avait une grande
admiration pour mon père. Il avait épousé une Ferrand de la prairie. Je crois que leur fils
épousa une Marti de « Fleurs d'Épines » (Philippe, fils de Pierre ?).

Quand il passa son bac reçu avec mention, les parents offrirent à J.P. une moto,
pensant que cela faciliterait ses allers et retours à Strasbourg où il irait faire sa...
médecine ! (Comme tout Tuefferd qui se respecte...) Il voulait entrer à l'école navale, on
l'avait même poussé à faire du sport car les conditions physiques étaient très dures à
l'entrée, mais à la dernière confrontation, mon grand-père Tuefferd et mon père le firent
partir à Strasbourg pour faire son P.C.N. Comme la Peugeot d'un nouveau modèle pas
très réussi posait des problèmes, elle fut échangée à Strasbourg contre une « A.B.C. »,
moto anglaise très lourde, 2 cylindres horizontaux à culbuteurs avec cadre « en berceau »
et suspension « cantilever » à l'arrière... Elle faisait « le cent » aisément... Un des fils
Thiérry de Vieux Charmant s'en acheta une semblable - il travaillait chez Albert. J .P. et
lui sortaient ensemble... Un dimanche matin où J.P. était là, sur la route de Sochaux, J.P.
coupa en deux le vélo d'un type qui traversait la route en état d'ébriété. Chute... J.P.
s'était fendu l'arcade sourcilière et repartit pour Strasbourg la tête bandée... La moto ne
fit plus long feu, mise en vente, elle fut achetée par le vétérinaire Rérat qui commençait
sa pratique. Il était d'Etupes et nous leur achetions du miel. C'est sa mère qui m'avait
dit: « Ceux qui mangent du miel sont plus intelligents, voyez mes fils, l'un réussit bien et
l'autre végète
!».

Un jour, J.P. me laissa essayer l'AB.C. autour du temple, je découvris qu'elle
avait le défaut de ne pas tenir le ralenti sans soubresauts, et ne m'y fiais pas. Drôle
d'engin !

Beaucoup plus tard, après son service militaire, il reçut sa première voiture, une
petite Peugeot décapotable qu'il remplaça par une voiture de sport trouvée à Paris chez
Camérano. Elle l'impressionna tant qu'il s'en acheta une toute neuve... C'est avec elle
que, partant en vacances dans le midi, il dérapa sur l'asphalte mouillé entre Besançon et
Dôle et fut télescopé par une voiture venant en sens inverse... la voiture fut pliée en deux
et sa jambe cassée en plusieurs endroits. Il resta longtemps dans le plâtre et notre père
reprit du service pour le remplacer. Encore un véhicule racheté par Pierre Meynent, petit-
fils d'Albert, qui redressa et remplaça le chassis pour son propre usage.

Mon premier voyage a Paris fut à l'occasion de la première communion d'Annie
en 19l8. Je logeais chez les Blumer dans une chambre d'où l'on pouvait voir la grande
roue au champ de Mars. Je revins en taxi !... un Renault grenat avec son horrible capot,
mais intérieur en drap feutré gris... Ensuite, je passais 8 jours chez tante Emma, rue Pierre
Charron. Je me souviens d'avoir été emmené par mes grands-parents Bourcart faire la
queue chez Félix Potin pour avoir du chocolat.

Annie avait fait son instruction religieuse à « l'Oratoire », par correspondance à
cause de sa surdité. Oncle Alfred était en uniforme de colonel d'artillerie et c'était lui qui
avait pris le taxi. Les cousines et tante Louise avaient pris un autre moyen de transport,
car elle avait très peur de monter dans une auto depuis sa jeunesse, où elle s'était trouvée
dans une voiture qui, ne pouvant monter la côte de la citadelle, avait commencé à
descendre à reculons et était entrée dans le décor près de chez Contejean.

Lorsque J.P. finit son service en Tunisie où il avait fait la connaissance de Gérald
Kelly à Hammamet, il fit un voyage à Paris pour le voir. J'eus la permission d'y aller
aussi, payant mon voyage sur mes économies. Je couchais chez Gérald, 44 rue du Bac,
une maison très connue de la colonie anglo-américaine. Plus tard, après mon service, j'y
habitais avec Francine qui y faisait de la reliure. L'appartement était loué avec
chauffage... il l'était effectivement et les tuyaux arrivaient de chez le voisin, André
Malraux qui, au coeur de l'hiver, fit couper les tuyaux sans souci pour notre appartenance
à cette « condition humaine » dont il avait pris la défense dans son livre. Pour s'occuper
de leur fille Florence, les Malraux avaient une jeune allemande « au pair » (Mme était
d'origine allemande). Francine était devenue très amie avec elle. Elle fut influencée au
point de partir pour Genève faire l'école de nurses. (Elle y tomba malade, se plaignant
entre autres de la nourriture car leur repas du soir était un bol de café au lait et tartine !).

Pour me rapprocher de Francine et Gérald, je me fis envoyer au lycée Louis Le
Grand où je fis Math-elem, sans succès d'ailleurs, n'ayant rien d'un « matheux »... étant
bien meilleur en philo... mais on m'avait dit : « J.P. a fait Math-elem et dit que ceux de
philo ne foutent rien... Tu feras Math-elem ! ». J 'aimais assez le lycée, mais j'y arrivais
trop tard. Parmi les copains, mon voisin de lit était Ari Mardrus avec lequel je me
trouvais des affinités, ne serait-ce que par le fait que nous étions fils de médecins. Il est
toujours un grand ami.

En Tunisie, j'avais fait la connaissance de George Hoyningen-Huenè, le célèbre
photographe du magazine Vogue. Il se dirigeait vers le cinéma - plus tard il fut assistant
metteur en scène à Hollywood, et tournait en 16mm une parodie de l'Atlantide de
Pabst...Non seulement il m'y fit tenir un rôle, celui d'un capitaine avec un képi de
sergent, mais il me laissa faire des photos avec son Rollei. Il les trouva assez bonnes pour
me proposer de venir le voir à Paris, qu'il m'aiderait... Ce qui fut fait, jusqu'au jour où,
embobiné par Horst, il me laissa tomber à Vogue mais m'introduisit à « Grenier » et, « au
culot », j'acceptais d'entrer chez celui-ci, pour lui monter un labo de travaux d'amateurs.
Ce fut un gros succès et j'y restais jusqu'à ce qu'ayant hérité de 8000 francs à la mort de
ma grand-mère en 1936, au printemps de 1937 j'ouvris ma galerie du Chasseur d'Images
au 46, rue du Bac...

Vint la guerre, fin 38, mais repoussée vraiment jusqu'en août 39... Mobilisé
comme caporal-chef dans les chasseurs à pied, puis muté dans les chasseurs alpins
lorsque je fus nommé sergent, « je passais entre les gouttes », ni blessé ni prisonnier,
« amoché » seulement à « la Marne » par une grosse poutre que les gars de mon groupe
laissèrent tomber sur mon gros orteil. Cela me valut une évacuation sur l'arrière. Mon
habituel « luck » fut le dernier train quittant la banlieue pour Bordeaux, où il arriva 5
jours plus tard. C'est dans ce voyage que je connus Charmet, qui est mort depuis 15 ans.
Il était dans le civil vendeur chez Renault pour les voitures de luxe. Un de ses clients était
Yvonne Printemps, la femme de Sacha Guitry, qu'il avait très impressionnée car il était
fort be au garçon.



KARDAS

«C'est à Paris que je l'ai rencontré»... (air connu); en fait : «que je les ai
rencontrés, car c'est chez « Grenier » où je travaillais à l'époque, en 1934, que je fis
connaissance de ce couple de juifs allemands qui venaient de fuir l'Allemagne
hitlérienne, dénoncés par leurs enfants comme « anti-nazis » communistes ! Sans avoir
été jamais inscrit à un parti de gauche, j'ai toujours eu beaucoup de sympathie dans ces
milieux où je trouvais beaucoup de photographes... Rogi André, Ilse Bing et autres, ou
des personnages influents comme George Besson, qui dormait ses critiques d'art à des
journaux et revues de gauche (entre autres « l'Humanité » où parurent plus tard des
critiques des expos faites dans ma galerie).

D'accord avec ma famille, j'amenais donc à Brogrard le couple Kardas, lui
photographe de qualité (il illustra « les vraies richesses de la Provence de Giono »). Je les
invitais pour Noël et je pensais même qu'ils pourraient être employés par ma mère, qui
n'avait personne pour l'aider sur la propriété.

Au bout de quelque temps mon père fut convoqué au commissariat de police, où
on lui demanda s'il savait que le couple faisait de la propagande antimilitariste sur le quai
de la gare, apostrophant les démobilisés rentrant de la Ruhr où ils étaient en
« occupation »... Mon père répondit que c'était des amis de son fils... L'affaire se corsa
lorsque J.P., alors interne à l'hôpital de Strasbourg, et qui avait donné à Mme Kardas
l'accès à sa salle (où elle faisait une enquête auprès des malades pour savoir s'ils
connaissaient une certaine jouvence dont elle contrôlait la publicité), découvrit que là
aussi, Madame en fait promouvait le communisme... Tout cela finit très mal car le jour de
Noël, sous le coup du champagne des « toasts » de rigueur (bien qu'ils fussent juifs), je
dus leur signifier leur départ immédiat... IL avait envoyé volontairement un crachat à la
figure de cette « bourgeoise » qu'était ma mère, pour ce couple de communistes bien
élevés... Inutile de dire que je les mis dans le premier train qui les emmena chez leur ami
Giono, très à gauche à l'époque... (il changea du tout au tout par la suite). J'appris que
Giono lui aussi dut les mettre à la porte, et qu'ils partirent en Angleterre...



La collection de timbres

Papa avait avant la guerre commencé une collection de timbres que je découvris
abandonnée dans le haut du placard de la « chambre à jouer » devenue ma chambre. En
tout quatre albums, certains (France, Grande-Bretagne) avec des pages pleines, d'autres
incomplètes... connue « Indonésie et Amérique ». Mon copain Freddy Latscha avait
commencé la sienne et fut subjugué en examinant celle de papa « Tu sais, me dit-il, y a
pas loin de pour un million de francs... ». Je ne fus pas si étonné de ce chiffre car on
disait que la collection de Samuel Marti valait plusieurs millions ! Je me suis dit que Papa
avait « arrêté les frais » par suite de changement de ressources budgétaires, avec
maintenant 4 enfants et les augmentations du coût de la vie. Lorsque Francine épousa
Jean, ils logeaient à Brognard dans mon ancien appartement près du grenier, où Jean
découvrit les 4 albums dans un carton... Papa, sollicité par Francine, refusa de s'en
dessaisir...

Or, au temps de l'occupation, « Brognard » fut occupé par quelques allemands
dont 2 logeaient dans mon appartement au grenier. Maman les trouvait fort aimables,
presque obséquieux, par les fenêtres du premier elle les voyait partir cartable en main
pour le « Château de Courpon » où se tenait leur Etat-Major...

À la libération, Francine, au grenier ne trouva, dit-elle, que les carcasses des
albums dépouillés, mais pas perdus pour tout le monde furent les timbres de papa !...
Pertes dues à la guerre, mais impossibles à déclarer puisque sans preuve d'existence.



« Le Monde » d'hier 2 septembre annonçait le jugement de mise en faillite, par le
tribunal de Besançon, de l'affaire L 'Épée de Sainte-Suzanne, une des plus vieilles usines
d'horlogerie du « Pays »...

J'ai connu le vieux L'Épée, le premier en nom de cette affaire, dont la petite usine
était située presqu'à la limite de Ste Suzanne, à peu près à hauteur de la fonderie Leroy,
mais de l'autre côté de la route. Il portait toujours une pèlerine noire sans capuchon, et
sur sa tête un de ces petits chapeaux de feutre souple dont c'était la mode, et qui
surmontait un visage plutôt souriant, portant lunettes à monture de métal. 11 habitait au
pied de la grotte. Sa femme était une Fallot, soeur de celui qui était recteur à Bordeaux, et
dont nous connaissions les enfants qui passaient leurs vacances dans la maison natale,
près de la place de la Planchette.

Le fils L'Épée, Frédéric, avait l'âge de Jean Roudet et épousa Emilie Vautrot, une
cousine de Robert Boname; sa soeur était en classe avec Marie-Rose. Elles passaient sous
mes fenêtres, l'allure toujours dégagée sous ces grands chapeaux à larges bords, portés
relevés sur le côté façon « Far West ». J'appris par les Pfister, dont André avait l'âge de
Frédéric, que le surnom de celui-ci était « Kika » - va savoir pourquoi?


François Tuefferd

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